Coignard – Alexis Kohler, symbole de la schizophrénie française
La plainte déposée par Anticor contre le secrétaire général de l’Élysée met en lumière les attentes contradictoires du pays sur ses élites.
Par Sophie Coignard

Un jour, un haut fonctionnaire avait employé la métaphore d’une usine marémotrice pour décrire le va-et-vient entre secteurs public et privé auquel se livrent certains de ses collègues. Ceux-ci tirent avantage de leur situation à l’aller et au retour, assurait-il. Souvent demeurés dans la fonction publique, ils vont dans un premier temps augmenter sensiblement leurs revenus hors les murs de l’État mais bénéficient du « droit au retour » en cas d’échec. Et, parfois, ils réussissent leur deuxième carrière mais souhaitent tout de même revenir à leurs premières amours. C’est le cas des deux têtes de l’exécutif et de leurs deux plus proches collaborateurs.
Emmanuel Macron a quitté l’Inspection des finances pour œuvrer chez Rothschild avant de revenir dans l’administration par la grande porte, celle de l’Élysée, en tant que secrétaire général adjoint. Édouard Philippe s’est éloigné du Conseil d’État pour devenir avocat et directeur des affaires publiques d’Areva. Son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas, a fait des infidélités à ce même grand corps pour rejoindre le groupe Thales, puis Zodiac Aerospace. Mais c’est Alexis Kohler, le secrétaire de l’Élysée et ancien directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy, qui a défrayé la chronique ce lundi 4 juin, quand on a appris que, à la suite d’un dépôt de plainte contre lui par l’association Anticor pour « prise illégale d’intérêts » et « trafic d’influence », le Parquet national financier (PNF) avait ouvert une enquête préliminaire.
Ce qui lui est reproché par les plaignants ? D’une part, il aurait caché que les dirigeants de MSC Croisières sont des cousins de sa mère alors qu’il a siégé au conseil d’administration des chantiers navals de Saint-Nazaire, rebaptisés STX, au titre de l’Agence des participations de l’État entre 2010 et 2012. Or MSC était, certaines années, le seul client de STX. D’autre part, il a demandé à la commission de déontologie de la fonction publique de rejoindre MSC à deux reprises, en 2014 et en 2016. Refusé la première fois, accepté – avec des réserves – la seconde. Entre-temps, il a dirigé le cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy. S’est-il « déporté » quand il était question de l’armateur italien ?
« Philosophie délétère »
C’est à la fois beaucoup et très peu : les liens familiaux ne semblent pas, à eux seuls, suffire pour asseoir une action pénale ; aucun autre manquement, jusqu’à présent, n’a été démontré. Mais ce que veut pointer du doigt l’association au travers de son action en justice, c’est « la philosophie du fonctionnement de l’État qui nous semble délétère parce qu’elle mélange intérêts publics et intérêts privés », explique son vice-président, le magistrat Éric Alt.
Une juste cause, en effet, mais qui entre en collision avec un autre impératif, celui de désenclaver la fonction publique, et d’intégrer dans les cabinets ministériels des profils qui ont une autre expérience que celle de la seule administration. Beaucoup de pays parviennent à concilier ces deux exigences d’ouverture et de prévention de conflits d’intérêts. Peut-être parce qu’ils ne sont pas dirigés depuis des décennies par une noblesse d’État qui entend pantoufler à sa guise, sans pour autant renoncer à son statut, à son rang et aux privilèges quasi oligarchiques qu’ils confèrent.